« Quand j’ai fréquenté l’université à la fin des années 1990 et au début des années 2000, un changement s’est produit en moi qui a modifié ma façon de voir mon peuple, les Cris. Depuis longtemps, je savais que les Cris s’adaptaient à un nouveau mode de vie depuis la signature de la Convention de la Baie James en 1975. C’est au cours de mes études que je me suis rendu compte que je détenais le pouvoir d’informer les gens sur ce que vivent les Cris et les privations qu’ils éprouvent. Ce réveil a interpellé ma production artistique ainsi que moi-même en tant que Cri.
J’ai obtenu un diplôme en arts plastiques à l’université Concordia. Grâce à ce programme et à d’ extraordinaires professeurs, j’ai fait la connaissance d’artistes autochtones de talent comme Jane Ash Poitras, le regretté Carl Beam, Lawrence Paul Luxweluptun, Faye Heavyshield, entre autres. Ces artistes ont capté mon attention non seulement en fonction de leurs talents artistiques mais également à cause de leur engagement envers la communication de leurs pensées, leurs sentiments et leur vision des peuples indigènes du monde entier. Ces artistes transmettent ou ont transmis des messages puissants sur les questions et les identités autochtones actuelles. Ils et elles n’ont pas peur de dire au monde non autochtone ce que sont et ce que vivent les Autochtones dans la recherche d’une vie à eux. Ces grands artistes ont été source d’inspiration, et mon œuvre a changé pour toujours grâce à eux ; je leur en suis reconnaissant.
Armé des connaissances reçues des ces artistes autochtones contemporains et de leur art, et de ma volonté d’exprimer mes réflexions sur ma culture et mes traditions qui continuent de disparaître peu à peu, j’ai cherché à exprimer mon point de vue et mes idées sur les Cris et ce qui leur arrive à eux et à leur terre bien-aimée. Avec la conviction que mon art pouvait constituer un moyen de véhiculer des informations, des idées et des sentiments, j’ai commencé à m’exprimer à la fin des années 1990 en faisant appel à différentes techniques et styles artistiques.
La signature de la convention de la Baie James en 1975 a modifié le mode de vie des Cris pour toujours. Je le sais car je l’ai vécu de premier chef. La signature de la convention remonte à mon enfance et elle m’a touché de plusieurs façons.
Tout d’abord, nous avons acquis une dépendance à l’égard de la technologie des Blancs. Peu à peu, nous avons remisé nos chiens et nos traîneaux, et choisi la motoneige. Ensuite, avec l’arrivée de l’automobile, nous avons choisi de ne plus marcher. Avec la construction de maisons modernes à Fort-Georges, nous avons plié nos tentes et nos tipis, et l’arrivée de la télévision nous a rendu paresseux. Au cours d’une seule décennie, notre culture et nos traditions ont fini sur la banquette arrière de la voiture que nous venions de découvrir en nous baladant vers le sud, le long de la nouvelle route pavée en direction de Val d’Or.
La technologie des Blancs n’étaient pas le seul facteur dans ces changements qui découlent aussi de qu’ils ont fait à nos terres. Des milliers de km2 de terrains de chasse des Cris, ont disparu – notre « épicerie ». Les animaux se sont déplacés ailleurs, les poissons sont intoxiqués par le mercure. Les gens ont choisi de faire la commande à l’épicerie, parce que c’était plus facile. Par ailleurs, la chasse et le piégeage, autrefois essentiels à notre survie, ne sont plus que des activités sportives et non pas de survie. De ce fait, plusieurs Cris souffrent de diabète, car nous consommons une alimentation peu adaptée à nos systèmes biologiques. Plusieurs ne savent plus chasser, piéger ou pêcher, ou ne s’intéressent pas à ces activités importantes qui nous définissaient autrefois.
Pourquoi ? Parce que nous sommes devenus trop dépendants envers la technologie et les modes de vie des autres. Nous avons tout à fait oublié ce que nous sommes. « Iyuu ituun » ou « la voie crie » est disparue et quelque chose d’étranger a pris sa place, quelque chose que nous ne comprenons pas mais dont nous nous servons quand même.
Je n’ai rien contre la technologie ; je l’utilise à tous les jours, et je suis content de sa présence. Toutefois, ce qui me m’enrage est le fait que nous les Cris, dans notre empressement d’accueillir la technologie, avons oublié nos pratiques et nos technologies, qui étaient également efficaces. Nos anciennes pratiques et techniques étaient efficaces au point de nous fournir tout le nécessaire pour vivre et survivre en harmonie avec la nature et avec les autres. Et maintenant, face à la perte de la plupart de nos habitudes, nous cherchons désespérément une nouvelle identité. Plusieurs Cris ouvrent les bras à des traditions et cultures originaires d’autres tribus. Plusieurs parcourent des milliers de kilomètres pour ramener d’autres voies indiennes dans l’espoir de retrouver un sens de l’identité.
Je suis également en colère du fait que le gouvernement québécois regarde toujours vers le nord quand il a besoin de terres à exploiter. Ils montent ici, nous montrent les sous et ensuite, ils saccagent les terres sans penser aux retombées ou aux conséquences. Et mon peuple m’attriste. Nous nous empressons d’empocher l’argent que le gouvernement nous offre sans réfléchir sur les conséquences à court et à plus longs termes.
Nous autres, les Cris, semblons empressés d’accepter de l’argent en échange de territoires sans prix. Et qui paiera le prix de ces territoires perdus ? Nos enfants et leurs enfants à eux. Je sais que l’argent est important – il en faut pour s’en sortir dans le monde d’aujourd’hui, mais est ce que nous devons perdre une partie de notre territoire, une partie de nous-mêmes, en échange ? Nos dirigeants doivent trouver d’autres moyens d’assurer la prospérité de notre peuple.
Une autre question qui me tient à cœur est l’éducation en territoire cri. Avec tous les accords signés et nos efforts de nous adapter à ce nouveau mode de vie, je crois que nous avons mis l’éducation en sourdine depuis plusieurs années. Les jeunes de nos communautés n’apprennent pas comme ils devraient le faire.
Par rapport aux autres jeunes ici au Québec ou ailleurs au Canada, les enfants cris tirent de l’arrière quant aux apprentissages.
Les jeunes Cris sortent du secondaire et poursuivent des études post-secondaires où ils se rendent comptent qu’ils ont du mal et qu’ils devront accroître leurs efforts pour obtenir un diplôme au CÉGEP ou à l’université. La plupart décrocheront et rentreront chez eux, tandis que quelques-uns s’efforceront de réussir. Il faudra changer notre système scolaire si nous voulons faire en sorte que nos enfants, nos futurs dirigeants, obtiennent une éducation pertinente à l’avenir.
Ce sont les questions que j’aborde en tant qu’artiste. Ma mission est de communiquer les réalités cries à tous les gens qui veulent voir ou apprendre.
Mon travail artistique offre mon point de vue sur ces questions, mes idées, mes rêves, mes objectifs et ce qu’il faudra faire, selon moi, pour améliorer notre condition. Je discute des ces questions avec les gens de ma communauté et j’essaie toujours d’incorporer leurs idées et points de vue dans mon travail. Si je peux rejoindre une seule personne avec les messages que mon œuvre transmet, et la sensibiliser sur le vécu de mon peuple, alors ça vaut la peine. Comme artiste, je n’ai pas peur de dire ce que je pense. Je risque d’irriter certains, mais je sais que d’autres me sont reconnaissants de ce que je fais avec les couleurs et les toiles.
En fin du compte, les artistes ne doivent pas toujours peindre ou sculpter ce qui est beau. Les artistes ont de plus grandes responsabilités.
L’artiste doit évoquer les idées et les questions qui le tiennent au cœur et qui touchent les autres aussi. C’est important parce que les artistes disposent des talents et des capacités de le faire ; de ce fait, les artistes doivent utiliser ces dons à bon escient. Si les artistes ne le font pas, à quoi servent-ils ? »
Jean-Pierre Pelchat