Née aux Rapides-des-Cèdres (Québec) en 1951, d’une mère crie et d’un père québécois métissé, Virginia Pésémapéo Bordeleau est d’abord peintre. Bachelière en arts plastiques, elle a participé à de nombreuses expositions au Québec, aux États-Unis, au Mexique, au Danemark, et reçu plusieurs prix pour ses toiles. En 2006, elle obtenait le prix d’excellence en création du Conseil des arts et lettres du Québec et, en 2007, la mention Télé-Québec du prix littéraire de l’Abitibi-Témiscamingue pour son recueil de poésie De rouge et de blanc. Virginia Pésémapéo Bordeleau a vécu plusieurs années dans la ville de Québec et réside présentement en Abitibi, plus près de son pays cri.
L’extrait qui suit est tiré de son premier roman Ourse bleue (Pleine Lune, 2007). Victoria, la protagoniste, entreprend un voyage dans le territoire de ses ancêtres cris avec son compagnon Daniel. C’est en écoutant ses rêves et les récits des membres de sa famille que sa quête prendra une tournure inattendue.
Ourse Bleue (extrait)
Je rêve. Un homme marche avec des raquettes aux pieds. Il avance péniblement. La faute n’en est pas à la neige dure, mais à l’état de l’homme lui-même. Le jour décline. C’est un rêve insolite, comme si la réalité s’y mêlait. Soudain je me retrouve en cet homme. J’ai mal et j’ai peur, une peur liée à un sentiment de panique. Je me sens gibier. Ma peau se hérisse sous l’effet de la douleur. Dans ma jambe droite, les crocs d’un animal s’impriment et me tirent vers le bas. Je hurle dans mon sommeil. Daniel me secoue. Réveillée, je me redresse brusquement et prends conscience de l’endroit. Nous sommes sous la tente, des larmes de soulagement et de peine coulent de mes yeux.
Daniel m’écoute dans la nuit…
Alors que Tom, l’Américain, le tenait en haleine par sa bibliothèque fournie sur l’histoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson, mon petit-cousin Stanley continuait à me livrer des détails sur la disparition de son grand-père George. Il fouilla parmi des rouleaux de cartes du territoire cri. Il en déroula une vieille, qu’il manipula avec soin et l’étendit sur l’immense table trônant au milieu de la salle. De son doigt, il m’indiqua une partie encerclée de rouge. « C’est le territoire de trappe de George », me dit-il.
Réfléchissant à haute voix, je lui demandai : « Où son corps peut-il bien être là-dessus ?
— Ah ! Tu ignores que des os ont été retrouvés… »
Aux prises avec une montée de fièvre, ma respiration s’accélère. « Raconte-moi, Stanley, je ne savais pas que le grand-oncle avait été retrouvé ! »
Au printemps de 1970, des prospecteurs blancs à la recherche de minerai ont un jour déterré des ossements au cours de leurs fouilles. Avec une surprise mêlée d’horreur, ils réalisèrent qu’il s’agissait d’un tibia et d’un pied humains. Le reste du corps manquait. Ils rapportèrent cette découverte aux autorités qui firent analyser les os, afin de déterminer l’âge et le sexe du défunt. Comme la famille de George déclara sa disparition en février 1953, et que les os appartenaient à un homme de son âge, on remit ces vestiges à sa famille. Un fait étrange cependant, les ossements dormaient loin du territoire de l’oncle George. Des gens de son clan retournèrent en vain la terre autour de l’endroit de la découverte, jamais le reste du squelette ne réapparut.
Daniel reste silencieux. Un moment, je le crois endormi, mais sa main se pose sur mon ventre. Un geste de tendresse, de consolation.
« Et, ce n’est pas tout, lui dis-je, Stanley a parlé de marques de crocs sur les ossements. Daniel, le grand-oncle a été dévoré mort ou vif, probablement par une meute de loups affamés. Je me souviens que koukoume Ka Wapka Oot parlait d’une période de famine. Si le gibier manquait pour les hommes, il manquait aussi pour les loups… »
J’ai l’impression que je vois la scène. De nouveau, je sens la terreur monter en moi. Cela doit cesser, je crains de perdre la raison car je ne rêve plus. Je comprends que George courait devant lui, fuyant les carnassiers, perdant ses repères et tout son courage.
« Mes rêves, dis-je, mes derniers rêves me prévenaient. George n’est pas parti, son esprit rôde là-bas, il demande de l’aide ! Je dois trouver le moyen d’apaiser son esprit. »
(Ourse bleue, Montréal, Pleine Lune, 2007, p. 42-44)
Texte lu par Sylvie-Anne Sioui-Trudel